Une première rencontre, en 2014, avait mis à jour les points communs de leurs visions de l’homme et de la société. Jacques Lecomte et Agnès Rebelle, responsable de la formation des formateurs PRH, se sont rencontrés une nouvelle fois, à l’initiative du blog de PRH, pour échanger sur le thème du bonheur.
Quelle est votre définition du bonheur ?
Agnès Rebelle : Beaucoup de personnes confondent bonheur et plaisir : pour eux, vivre des plaisirs c’est être heureux. Bien sûr, il y a du plaisir dans le bonheur, mais tout plaisir n’est pas bonheur, et certains plaisirs ne vont pas dans le sens de la vie.
Jacques Lecomte : J’adhère à ce que vous dîtes. Pour moi, le bonheur se compose de deux dimensions. Il y a la dimension de bien être : ce que l’on ressent en présence d’émotions positives et dans des situations agréables, mais aussi la dimension plus profonde, existentielle : donner un sens à sa vie. Pour moi, le bonheur ne peut se réduire à l’instant présent. Il y a une notion de durabilité dans le bonheur : il s’agit de se fixer des objectifs, de s’inscrire dans une dynamique qui inclut une notion de long terme.
Agnès Rebelle : Oui, c’est l’accomplissement de soi qui rend heureux. Jacques évoquait l’agir. Je préciserai : agir dans un axe qui me constitue, qui correspond à ce que je porte.
Jacques Lecomte : Le bonheur intègre une notion d’alignement. Alignement entre le cœur (relation affective, amour, amitié…), la tête (convictions, valeurs) et la main (l’action qui a du sens). Ce sont ces trois dimensions qui donnent du sens à notre vie. L’idéal est que ces trois dimensions puissent être vécues simultanément. Cependant, aligner toutes les facettes de sa personne requiert une longue maturation. Contrairement aux idées reçues, plusieurs enquêtes montrent que les personnes âgées sont en moyenne plus heureuses que les plus jeunes. Cela illustre justement la notion de temps nécessaire pour atteindre cet alignement.
Agnès Rebelle : Cette notion de temps est importante. Ce n’est finalement pas tant le but mais le chemin qui importe : il s’agit d’aller vers, d’être marcheur. Car il y a des objectifs que l’on ne pourra sans doute jamais atteindre (guérir de toutes ses blessures, changer le monde). Ce qui fait le bonheur, c’est plutôt d’être en marche vers ces objectifs.
Jacques Lecomte : C’est très juste. Dans mes activités, je me dis souvent : « Fais bien ce que tu as à faire aujourd’hui, même si les effets de tes actes ne dépendent pas que de toi ». Faire ma part, cela m’apporte de la sérénité, tandis que si je me fixe entièrement sur l’objectif à atteindre, je risque de me décourager. J’aime beaucoup ce proverbe : « Si tu veux tracer droit ton sillon, accroche ta charrue à une étoile ». Il me parle à la fois d’un idéal, l’étoile qui nous guide, tout me reliant à la terre, à la vie quotidienne avec ses joies mais aussi parfois ses difficultés. Il arrive qu’une pierre bloque la charrue, mais l’étoile reste là pour nous encourager.
Agnès Rebelle : Il s’agit d’être marcheur, car le chemin se trace en marchant, et surtout en se mettant à l’écoute de la Vie, qui parle à chaque instant à l’intérieur de moi. Il est essentiel de choisir un axe de vie et, en même temps, de lâcher ce que l’on veut avec sa tête pour se mettre à l’écoute du souffle de la vie, être au plus près de comment la Vie parle en moi : sous forme d’intuitions, de ressentis intérieurs, d’événements d’être… Etre heureux est d’une certaine manière une forme de lâcher prise : il s‘agit de faire confiance à la vie inscrite en moi et d’avancer en fonction de comment la vie me parle aujourd’hui. La vie nous fait souvent prendre un autre chemin que celui que nous aurions voulu. Accéder au bonheur passe alors par le renoncement à tout maîtriser.
Jacques Lecomte : Vous évoquez le souffle de la vie, la vie inscrite en nous. Cela m’évoque la transcendance inscrite au cœur de chaque être humain. Personnellement, la rencontre avec la transcendance a d’ailleurs été le début de ma vie heureuse, et une source essentielle de bonheur, après une enfance et une jeunesse difficiles. La quête de sens, le besoin de spiritualité sont une constante de l’humanité et vont, je crois, prendre de l’ampleur dans les années qui viennent. Certains philosophes, comme André Comte Sponville et Luc Ferry, ont d’ailleurs développé le concept de spiritualité laïque.
Vous évoquez le bonheur dans sa dimension personnelle, intérieure. Le bonheur n’est-il pas aussi dans la relation aux autres ?
Jacques Lecomte : C’est exact. L’être humain ne se réduit pas à l’individu mais inclut une dimension sociale et une capacité d’engagement au service des autres et de la société. Il me semble que les personnes qui sont les plus heureuses sont celles qui s’engagent, qui sont en relation avec les autres.
Agnès Rebelle : En vous écoutant, je me demande si le bonheur, ce ne serait pas finalement la capacité de recevoir et de donner ?
Jacques Lecomte : Oui, c’est une bonne définition !
Agnès Rebelle : j’ai rencontré une femme qui m’a profondément marquée. C’était une femme du quart-monde, mariée à un homme malade, en grande précarité, et qui dégageait pourtant une force étonnante. Elle arborait en toute circonstance un grand sourire, c’était incroyable. Je lui ai demandé un jour quel était son secret. Elle m’a répondu : « Ce sont mes enfants. Qu’on ne touche pas à un seul de leurs cheveux ! » Cette femme avançait dans son axe, mobilisée et engagée pour leur éducation malgré une vie très difficile. Je crois pouvoir dire qu’elle était heureuse.
Jacques Lecomte : Je suis touché par cette histoire car j’ai moi-même été témoin d’une histoire semblable. Je suis intervenu dans un organisme de formation pour les jeunes en difficulté. Dans cet organisme, il y avait une femme de ménage qui rayonnait la joie. J’étais si intrigué par la joie qui émanait d’elle que je suis allé la voir, comme vous, pour la questionner. « C’est simple, m’a-t-elle répondu. Je n’ai pas eu l’occasion de faire des études. Ici, des jeunes en difficulté ont cette chance, et je suis heureuse, en leur offrant des locaux propres, de contribuer à leur donner de bonnes conditions pour qu’ils puissent bien travailler. » Cette femme avait fait de ces heures de ménage une mission et cela la rendait heureuse.
Pourquoi cette obsession du bonheur dans notre société aujourd’hui ?
Agnès Rebelle : Le bonheur est inscrit dans nos cellules. Nous en gardons une trace à l’intérieur de nous qui nous fait le chercher sans cesse, même si nous ne le connaissons pas. C’est une quête universelle, instinctive chez tous les êtres humains.
Jacques Lecomte : Je ne sais pas si l’on peut parler d’obsession, en tout cas d’injonction, certainement. Il y a parfois un discours ambiant selon lequel c’est quasiment un devoir d’être heureux. La psychologie positive doit d’ailleurs veiller à ne pas se réduire à une psychologie du bonheur individuel, elle a un champ beaucoup plus vaste, et ne donne aucune injonction.
Le bonheur est-il un choix ? Peut-on choisir d’être heureux ?
Jacques Lecomte : C’est une grande question ! Quand on s’intéresse à la résilience, on observe que certaines personnes qui ont souffert ont pu se sortir de leurs difficultés tandis que d’autres non. Pourquoi certaines seulement sont devenues résilientes ? Je ne crois pas que cela soit lié aux données génétiques des individus, mais plutôt au fait que certains ont accepté leur faiblesse et ont choisi de se tourner vers les autres et de recevoir leur aide. Pour moi, cela renvoie à la liberté de chaque être humain de choisir son chemin, même si c’est un choix par défaut.
Agnès Rebelle : Oui. Pour moi, le bonheur est bien un choix : c’est le choix de la vie. Il s’agit d’aller vers la vie, de se tourner vers ce qui nous fait du bien pour avancer vers le bonheur.
Jacques Lecomte : « Choisis la Vie », cette citation de la Bible m’inspire. Il y a pourtant des personnes qui « choisissent » de ne pas aller dans le sens de la vie. C’est, là encore, une question de liberté individuelle. Victor Frankl, qui a connu les camps de concentration, dit ceci : l’important n’est pas ce que nous attendons de la vie (et qui peut occasionner déception et frustration si nous ne le recevons pas) mais plutôt ce que la vie attend de nous, de chaque personne unique que nous sommes. Cela change radicalement la perspective. Je crois profondément que chacun de nous a une mission spécifique, unique, qui n’est pas programmée mais qui se découvre progressivement, qui se construit dans l’action.
Agnès Rebelle : Je partage votre point de vue. Cette mission, on la découvre en agissant, et surtout en allant vers ce qui nous rend heureux. Car la vie est congruente. Accomplir notre mission nous rend heureux, sinon nous n’irions pas sur ce chemin. Je précise que cette mission n’est pas forcément liée à une compétence, à une réussite. On la trouve en testant, en essayant diverses choses… mais le critère principal, pour moi, c’est d’éprouver le sentiment, quand on fait quelque chose, que l’on est à sa place.
Jacques Lecomte : Cette mission n’est ni prédéterminée ni figée. Elle évolue : j’ai fait vingt métiers dans ma vie !
Au-delà de toutes vos expériences, quel est le fil rouge de votre parcours ?
Jacques Lecomte : Mon fil rouge, je l’ai dégagé avec le temps : c’est de comprendre l’être humain et de l’aimer. Aujourd’hui, cela passe par la transmission de cette notion fondamentale pour moi : il y a de la bonté et de l’amour dans chaque être humain et c’est à nous de découvrir, de mettre au jour cette capacité d’amour. Tout est possible si l’on choisit la vie.
Agnès Rebelle : Je partage votre point de vue. Nous avons vraiment une mission identique qui s’exprime par des moyens différents.
Propos recueillis par Marie-Pierre Noguès-Ledru, collaboratrice PRH
J’aime dans cet échange que soient évoquées les notions de temps, de relation aux autres et de Vie. Toute histoire s’inscrit dans le temps, est marquée par notre relation aux autres et à la Vie (même si nous n’en avons pas conscience). La référence au temps me touche particulièrement, parce qu’elle me renvoie au réalisme, à la confiance, à la détermination à progresser, bref au CHEMINement.
Merci pour ce bel échange.
Anne
Un immense merci pour cet échange sur le bonheur, ce sont des perles à méditer, à laisser descendre en soi et à incarner !!
Merci d’oser parler du bonheur, du vrai et profond bonheur. Cela permet de mettre des mots sur le langage de l’être, et c’est tellement bon d’en prendre conscience !
Le lâcher prise auquel chacun est invité est réconfortant : oser nous faire confiance, oser faire confiance en la vie ! Cela m’évoque la beauté de chacun et la beauté de la vie qui se cache derrière des événements parfois difficiles.
Merci de nous avoir fait part de cet échange, dans lequel je retrouve,entre autre, une allusion
aux instances de la personne
la présence du colibri
l’enracinement que nous découvrons lors de la session « Qui suis je »
cette rencontre à l’autre qui nous procure tant de bonheur
puis cette étoile qui pour moi représente les formateurs en session qui nous indiquent ce chemin qui nous mène vers la Vie, et mon aidante celle qui me guide tout au long de l’année avec patience, persévérance ,ténacité et Amour.
Joie et Bonheur de vous lire chaque semaine
Michèle
Merci pour ces regards croisés, disant avec des mots semblables ou différents le cœur de l’humain. J’entends notamment, la démarche de choix, de chemin à parcourir, et d’humilité sur ce chemin