Albert Jacquard, célèbre généticien également connu pour ses engagements citoyens, partageait dans la Lettre PRH de décembre 2001 quelques convictions sur l’échange dans la relation. Des propos toujours d’actualité.
Donner, recevoir: qu’est-ce qui se joue dans ce double-mouvement, à la fois naturel et complexe?
Albert Jacquard : Donner, recevoir, c’est le même geste, dont la finalité n’est pas qu’un objet soit échangé, mais qu’une rencontre ait lieu. C’est la définition même de l’être humain: quelqu’un qui s’accomplit dans les rencontres. Dans le terme communication, il y a aussi mise en commun. En faisant des échanges, je tisse des liens. Ce mouvement existe depuis toujours. Les tribus primitives échangeaient les filles, quand elles n’avaient rien d’autre. D’où le tabou de l’inceste selon Levi Strauss, car il fallait que le cadeau soit précieux… J’appelle « humanitude » les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu’ils ont conscience d’être et qu’ils peuvent se faire encore en un enrichissement sans limites.
L’échange matériel ne serait donc qu’un prétexte ?
A. J. : Oui, le prétexte à tout ce qui va être partagé de non-matériel: des regards, des sourires, des idées, des émotions, des projets … En fait, on échange de l’attention. « Regardez-moi, répète sans cesse le tout petit enfant. Et il adore donner: il vous fait cadeau de votre portrait qu’il a dessiné! C’est le jeu naturel, nécessaire, de la rencontre. Pour que je dise « je », il faut qu’on s’adresse à moi. Si personne ne me regarde, c’est l’exclusion, la catastrophe. On raconte que chez les Gaulois, quand quelqu’un avait commis une faute très grave, on ne le condamnait pas à mort, mais à « être ignoré ».
Pourtant, notre société est devenue bien matérialiste ?
A. J. : Cette société, dite capitaliste, a perverti l’échange, car elle a pris comme modèle la compétition, autrement dit la non-rencontre. Il ne reste plus que l’objet d’échangé … ou des coups. Toute lutte contre l’autre est une calamité. Lorsqu’une telle perversion s’introduit dans l’échange, on débouche sur des conflits.
Vous dénoncez sans relâche la compétition…
A. J. : Il faut dire à nos enfants « j’espère que tu ne seras jamais le premier ». Être en compétition, c’est vouloir passer devant l’autre, l’éliminer, et par là se détruire soi-même. Il faut la pourchasser partout, y compris dans le sport. On peut pratiquer un sport en appliquant les règles, dans le respect de l’autre, en tentant de battre son propre record, de s’améliorer soi-même, mais arriver premier n’a pas de sens. Dans une ethnie africaine, quand deux équipes jouent au football, sitôt qu’un joueur marque un but, on l’échange contre un joueur de l’équipe adverse. Au bout d’un moment, les équipes sont à égalité et on s’amuse bien. Il existe aussi une équipe de rugby à Dakar qui s’appelle « s’en fout le score ». Aux derniers jeux olympiques, une médaillée d’argent a pleuré! Au contraire, rencontrer quelqu’un de meilleur que moi, quel bonheur, je l’embrasse!
Cela prouve peut-être que recevoir n’est pas si facile ?
A. J. : Dans ma famille bourgeoise jurassienne, c’était dur de recevoir, parce qu’on s’imaginait qu’on avait une dette. Une dette, ça ligote, ça entrave, il faut rendre. Il y avait tout un compte sous-jacent très déplaisant, méfiant: « Qu’est-ce qu’ils cherchaient en nous invitant ? » … A voir les choses ainsi, chacun s’enferme. Savoir recevoir exige de la lucidité. De partir de l’idée que l’autre est ma source, qu’il me fait découvrir qui je suis. C’est en regardant l’autre, qu’on se reconnaît comme différent. Or chacun a besoin d’être unique, exceptionnel. Si l’autre est ma source, chaque fois que j’en fais un adversaire, je me coupe de moi-même.
Pour aller plus loin avec PRH
Donner et recevoir n’est pas toujours facile. Le stage Aimer et me laisser aimer permet de mieux reconnaître sa vraie capacité d’aimer, et de comprendre d’où viennent ses difficultés à aimer. Un stage très éclairant et aidant. Construire des relations de qualité permet de développer son efficacité relationnelle, autrement dit comment nouer des relations de qualité avec son entourage.
Merci de nous partager un extrait de la parole de cet homme de sagesse. Il est source d’inspiration pour notre vie en humanité, en relation, en complémentarité.
Bonjour, pas facile, l’autre peut être très différent, distant ou collant. C’est dans un groupe de personnes au travail que j’ai appris beaucoup sur moi même. Je compte sur la retraite maintenant pour faire d’autres connaissances dans les loisirs et mon quotidient. Beaucoup de personnes sont quand même très différente de moi, j’ai encore beaucoup à apprendre.