Digne d’être aimé ?

Thierry avait mon âge, 17 ans, et nous habitions dans le même immeuble.  C’était un garçon bien, honnête et respectueux : son calme m’impressionnait.

Un soir d’août, nous étions cinq jeunes, assis sur un petit muret. Thierry était là avec Jean-Claude, son frère de 15 ans. La nuit tombait, il faisait chaud : nous riions et nous parlions. C’était rare de se retrouver ainsi : nous goûtions un moment d’amitié et d’insouciance, sans penser aux cris et aux disputes.

Un bruit de pas trainants a attiré notre attention : nous avons vu la silhouette trébuchante d’un homme ivre : c’était le père de Thierry et de Jean-Claude. Il avançait en se tenant aux buissons. Son visage, éclairé par le halo du réverbère, avait une teinte terreuse. il arrivait dans l’allée, nous regardant piteusement. Il nous donnait sa déchéance en spectacle. Un silence glacial nous a tous saisis. Nous étions figés.

Le souvenir de la honte qui m’a submergée est très précis : j’avais honte pour cet homme et je pensais à mon père qui, lui, ne titubait jamais, mais criait une fois rentré dans l’appartement.  Mon père avait un code d’honneur de la déchéance : l’alcool, ça ne se voyait pas à l’extérieur. A la maison oui, mais pas au-dehors. En regardant cet homme ravagé par l’alcool, j’ai eu honte pour Thierry. Comment pouvait-il supporter que son père soit vu ainsi, et que lui-même soit vu en sa présence ?

Je l’ai regardé, Thierry : il était blême. Dans ses yeux, j’ai vu comme une oscillation, entre la honte du spectacle donné par son père et le cri muet de son cœur : « C’est mon père, quand même ! » J’ai vu son regard balancer d’un côté puis de l’autre, puis je l’ai vu descendre en lui et prendre appui tout au fond, comme sur un roc. Il s’est levé. Tendu mais calme, il a dit sur un ton ordinaire : « Bonjour papa ! » Il s’est penché et l’a embrassé sur la joue, comme si de rien n’était. Il l’a aidé à ouvrir la porte et à saisir la rampe d’escalier. Moi, j’étais scandalisée : « papa », il a osé l’appeler : « papa » ! Ça m’était insupportable. Nous, nous ne prononcions jamais ce mot. Nous disions, en parlant du nôtre : « le père » C’était douloureux et cinglant.

Thierry est revenu nous dire au revoir. Avec son frère, il a descendu la pente qui donnait accès aux caves. Zoulika a dit : « Ils vont passer la nuit dans les caves, au moins, là, ils seront tranquilles. »  Chez eux, il y avait la maman et les petites jumelles et leur nuit ne serait pas tranquille.

A ce moment précis, quelque chose s’est achevé de l’insouciance de ma jeunesse. Et quelque chose a changé pour moi : je détestais mon père mais je savais qu’il était digne d’être aimé. Je savais que je pouvais l’aimer, même si je n’y arrivais pas encore. Cela m’a consolée. Ce geste de respect de Thierry à l’égard de son père a été fondateur pour moi. Ce garçon a vu la dignité de son père au-delà de sa misère. Il m’a révélé la dignité de mon père, il m’a révélé ma propre dignité.

Thierry est parti en apprentissage et nous l’avons perdu vue. Il y a vingt ans, j’ai appris qu’il s’était donné la mort. J’étais triste mais je savais qu’il était dans un lieu de paix. Sans le savoir, il m’a aidée à grandir. Grâce à lui, je sais que l’amour voit plus loin que le mal qui défigure et déshumanise l’homme. L’amour voit la réalité totale de l’être humain qu’il regarde, il voit sa dignité et sa beauté, son humanité.

Mon père est mort. Aujourd’hui, je le vois autrement, je vois son visage blessé et traversé par la lumière, adouci et aimant. Comme Thierry, je peux dire affectueusement « papa », sans nier ce qu’il était, sans nier ce que je ressentais : l’Amour est inséparable de la Vérité, et c’est pour moi la justice du cœur qui, seule, libère l’homme en profondeur.

Elisabeth G.

9 commentaires sur « Digne d’être aimé ? »

  1. Merci pour cette histoire et son message ! Oui, l’homme est gardé dans sa dignité par l’Amour ! Au delà de toutes ses déviances et défigurations! Oui, je le crois profondément!

    L’Amour l’appelle et l’appellera toujours à vivre et rejoindre sa dignité!

    A nous d’incarner cet Appel et de l’accompagner!

  2. Merci pour le beau partage de ce cheminement !

    En le lisant, ce qui me vient, c’est que nous sommes chacun(e) « multiples ». Il y a en chacun(e) de nous des parts qui coexistent.

    En moi, il y a l’enfant blessé par son parent, qui avait des besoins criants restés sans réponse, sa peine, sa colère, sa honte, son désespoir… En moi, il y a un enfant insouciant que je n’ai jamais été et qui ne demande qu’à vivre… En moi, il y a un adulte bienveillant qui sait que rien n’est tout noir ou tout blanc, qui sait que chacun(e) fait ce qu’il(elle) peut et mérite compassion, que la vie n’est pas toujours facile, un adulte qui peut choisir où poser son regard, qui peut choisir d’aimer… En moi, il y a un parent qui regarde l’enfant blessé à l’intérieur de mon propre parent, enfant terrifié qui n’a pas eu les mêmes outils que moi, ‘parent-enfant’ qui n’a pas croisé PRH sur sa route…

    Et oui, comme vous le décrivez tellement bien, rien n’est possible sans positionnement dans l’être, en profondeur, dans un regard au niveau de l’être, rien n’est possible sans amour…

    … amour vis-à-vis de mon parent, dans sa globalité, son être, ses blessures,

    … amour vis-à-vis de moi, de toutes les parts de moi, elles aussi.

    Aimer mon parent de tout mon être ou au-delà ne me dispense pas de guérir les parts de moi peut-être encore blessées. Je rêve d’un monde où les « enfants intérieurs » seraient écoutés, sécurisés, choyés, aimés, consolés, guéris… où leurs blessures n’auraient plus besoin, pour se faire désespérément entendre, de se manifester par des crises ou carences rejaillissant sur la génération suivante. Je rêve qu’à une échelle individuelle et collective, les blessures et traumatismes s’arrêtent à ma génération, ou si pas la mienne, puissent s’arrêter à une génération. Dans quel élan serait le monde, avec « plus d’être » et « moins de blessure » chez davantage de personnes !?! L’actualité ne semble pas aller en ce sens, mais à votre suite, confortée par votre partage, très humblement, je vais continuer comme je peux mes « petits pas ». Pas à pas, vers un peu plus d’amour et un peu moins de blessure… en moi, vis-à-vis de moi, vis-à-vis des autres…

    Pensée de gratitude aujourd’hui pour Thierry et pour vous, Elisabeth. Pensée de tendresse, aussi, pour « le petit Thierry » et « la petite Elisabeth ».

    1. Merci Marie de partager ce que ce texte a éveillé en vous. André Rochais, le fondateur de PRH, travaillait initialement avec des enfants. c’est en voyant les blessures de ceux-ci qu’il a décidé de s’intéresser aux adultes, pour que ceux-ci ne causent plus de mal à leurs enfants. Mais notre expérience à PRH nous montre qu’on peut avancer, même blessé, et se déployer… rien n’est jamais perdu !

    2. « L’actualité ne semble pas aller en ce sens, mais à votre suite, confortée par votre partage, très humblement, je vais continuer comme je peux mes « petits pas ». » écrivez-vous, Marie.

      Mais quand on parle de l’actualité, de quoi parle-t-on ? Des médias qui focalisent sur les annonces alarmantes ? Des réseaux sociaux qui favorisent la réactivité au détriment de la pondération ?

      Un proverbe que j’aime dit quelque chose comme « L’arbre qui tombe fait du bruit quand la forêt pousse en silence. »

      Le choix de « très humblement […] continuer comme je peux mes « petits pas » » est le terreau qui nourrit cette forêt dont vous êtes.

      Merci Marie

      1. oui François, la méthode des petits pas, permet à chacun.e de faire ce qu’il/elle peut. seule manière d’avancer vraiment, non ?

  3. L’article d’Elisabeth m’a bouleversée et les réponses apportées beaucoup touchée!Merci pour ces partages si profonds,et merci à François d’apporter de l’espoir!J’ai recopié le proverbe tellement vrai dans mon carnet pour le partager à l’occasion!Roseline

  4. C’est la seconde fois que je lis cet article et les commentaires en dessous. À la première lecture, c’est le commentaire de Marie qui avait retenu mon attention. Aujourd’hui, comme Roseline, c’est l’article d’Élisabeth qui me bouleverse. Ce qui me touche c’est de constater la beauté qui émerge malgré la dureté des expériences vécues par ces enfants. Merci

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