Bertrand Vergely : « Choisir de porter le regard sur ce qui est vivant »

Philosophe, auteur de nombreux ouvrages, Bertrand Vergely a orienté sa recherche autour des thèmes existentiels de la souffrance et la mort mais aussi de la joie et l’émerveillement. Il a accepté de partager ses convictions profondes pour le blog de PRH.

 PRH : Pourquoi avoir choisi de travailler sur le thème du bonheur, de la joie, et de l’émerveillement ?

Bertrand Vergely : Nous vivons dans un monde si désenchanté qu’il fallait montrer que le mal, la souffrance n’animaient pas le sens de la vie. Oui, le mal et la souffrance existent : raison de plus pour vivre. Je crois que le monde a besoin de gens heureux.

PRH : Quelle différence faites-vous entre le bonheur, la joie et l’émerveillement, notion à laquelle vous avez consacré un livre* ?

Bertrand Vergely : Le bonheur, ce sont des états de la vie où tout concorde, où tout est en harmonie. C’est quelque chose de léger et de miraculeux car passager. Il n’y a pas de bonheur, mais des instants de bonheur : une terrasse de café ensoleillée, des amis qui se retrouvent, un paysage qui nous touche, des enfants qui rient. Il y a aussi une notion d’harmonie dans le bonheur, une harmonie entre l’extérieur et l’intérieur. Socrate disait : « ce que je vois, je le vis et ce que je vis, je le vois ».

La joie a une dimension plus large : c’est un élargissement du plaisir qui devient métaphysique. Il y a une dimension ontologique dans la joie : c’est l’expérience de quelque chose de transcendant, qui se démultiplie et qui m’amène au-delà de moi-même. La joie est spirituelle : c’est un mouvement ascendant qui nous fait sortir de la carapace terrestre pour aller vers une dimension céleste. La joie, c’est l’ouverture du ciel.

La joie est aussi un itinéraire intérieur qui suppose d’avoir surmonté la tristesse et de n’avoir pas cédé aux tentations intérieures de la tristesse.

PRH : Vous voyez la tristesse comme une tentation ?

Bertrand Vergely : Oui. Il y a une forme de délectation à être triste, à céder aux pensées sombres. Certaines personnes trouvent du plaisir à être tristes, à voir le monde sous son aspect triste, à rendre les autres tristes. Ils s’enivrent de leur tristesse. Je ne parle pas de la tristesse profonde liée à des drames qui nous touchent, plutôt de la « tristesse triste » cette forme d’incapacité à être heureux quand on a la possibilité de l’être. Ne pas être capable de se réjouir de ce que l’on a et de ce qui nous entoure, c’est une forme d’ingratitude.

PRH : Y a-t-il un chemin pour atteindre la joie ?

Bertrand Vergely : Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de technique. Je suis agacé quand on me pose la question du « comment ? », qui revient à demander des recettes toutes faites, ou quand j’entends « c’est bien joli tout cela mais je fais quoi, moi ? ». Les personnes qui tiennent ce discours me semblent très infantiles, au sens où elles attendent que tout leur soit donné, que tout leur tombe tout cuit dans la bouche. A mon sens, elles ne se prennent pas en charge et n’ont pas pris la décision de vivre.

Et paradoxalement, si vous leur donnez des solutions toutes faites, ces personnes ne seront pas satisfaites car leur être profond est en quête d’une vie véritable, d’une personne qui leur tiendra un langage adulte. « Vous aurez la réponse quand vous arrêterez de demander des recettes ».

Ce qui importe, c’est de porter le regard sur ce qui est vivant. Récemment j’ai fait une conférence dans un EHPAD. Oui, il y a de quoi s’assombrir devant les questions du vieillissement, de la perte d’autonomie, etc. J’ai choisi de prendre les choses à l’envers. « Je ne vais pas vous parler de la vieillesse mais de ce qui rend vivant ». Quand on a compris avec la tête et avec le cœur, que la vie explose d’énergie et que chaque être humain détient cette énergie en soi, tout le reste est balayé, le handicap n’existe plus.

PRH : Et selon vous, qu’est-ce qui rend vivant ?

Bertrand Vergely : C’est par exemple la gratitude, qui est une orientation profonde de vie. J’ouvre les yeux et les oreilles. Est-ce que je me rends compte de ce qui m’est donné, de ce qui m’entoure ? C’est être dans le moment présent. C’est être dans l’ici-et-maintenant, dans les sensations.

Souvent, on est à l’extérieur de la vie, quand on a des rapports utilitaires avec la vie, avec les personnes, quand on recherche le profit. Cela ce n’est pas vivre mais survivre. On ne sent pas l’existence, on ne voit pas la vie, on l’utilise. Quand on est dans l’utilitaire, on n’est plus dans le présent. Et quand on se coupe de la terre, on se coupe aussi du ciel.

PRH : L’émerveillement est-il une manière d’accéder à la joie ?

Bertrand Vergely : L’émerveillement dont il est question n’est pas un émerveillement d’enfant pour qui tout est occasion d’étonnement, de découverte, d’intérêt. L’émerveillement de l’adulte est notre capacité à regarder, à nous laisser enrichir, habiter par l’existence, derrière son âpreté apparente. La vie a du sens. Nous sommes là, la vie est là, le langage est là. Il y a quelque chose et non pas rien. C’est plus difficile pour les adultes car s’émerveiller nécessite de lâcher son système de défense : quand on s’émerveille, on ne se méfie pas, on ne calcule pas. L’émerveillement, c’est une capacité de réceptivité active. C’est très actif de s’émerveiller.

C’est aussi fécond : en cultivant ma joie et mon émerveillement, je soigne la non-joie et la non-existence des autres. Joie et émerveillement sont contagieux : ils rayonnent sur notre entourage.

*Retour à l’émerveillement, Bertrand Vergely, éd. Albin Michel.

Propos recueillis par Marie-Pierre Ledru, formatrice agréée PRH et déjà publiés sur le blog en avril 2018

3 commentaires sur « Bertrand Vergely : « Choisir de porter le regard sur ce qui est vivant » »

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